THE DARK KNIGHT,
LE CHEVALIER NOIR
Christopher Nolan (2008)
Bien que sa réception en France (terre moins fertile
historiquement pour DC que pour Marvel) ait été moins
tonitruante qu’aux Etats-Unis, The Dark Knight
a été un
succès. Public et critiques furent dans l’ensemble sous le
charme de ce comic-movie noir d’ébène. Mais le
succès justement mérité de ce film a finalement
moins à voir avec un quelconque respect déférent
au monde dessiné de Batman qu’avec des qualités
strictement cinématographiques. Ce qui rend sa vision d’autant
plus réjouissante.
Christopher Nolan reprend donc le fil tissé avec Batman Begins
pour une séquelle envisageant enfin la confrontation entre les
deux ennemis intimes, Batman et le Joker. Si en 2005, le choix de
méchants de seconde zone (Ra’s Al Gul, l’Épouvantail)
pour
relancer la franchise en avait étonné plus d’un, il faut
plutôt y voir la volonté du réalisateur de
redéfinir les origines du détective de Gotham tout en lui
permettant de se familiariser avec un univers plutôt inhabituel
eu égard à ses précédents films (Memento,
Insomnia, Le
Prestige). S’il ne convainquait que moyennement dans sa
gestion de l’espace et le découpage des séquences
d’action, il parvenait cependant à instiller une ambiance
menaçante et surnaturelle bienvenue (voix sépulcrale du
justicier, le sérum de peur du Scarecrow et les visions
horrifiques qui en découlent).
La rentabilité affichée par Batman Begins confère
au réalisateur le statut d’homme de la situation et lui permet
donc de bénéficier d’une certaine liberté d’action
pour renouer avec une thématique récurrente où le
mal n’est plus seulement envisagé comme précepte moral
mais bien comme l’émanation d’une personnalité double.
Soit un questionnement intimiste déployé au sein d’un
blockbuster incroyablement dense et foisonnant.
BATMAN : UN HÉROS TYPIQUEMENT MARVELIEN !
Si The Dark Knight peut se targuer
d’être une réussite du
genre, il le doit tout entier à la vision de Nolan qui, à
l’instar de Sam Raimi pour Spider-Man,
soumet son personnage à
une réalisation plus classique et ancrée dans l’âge
d’or hollywoodien. Les comédies romantiques pour
l’araignée, le film noir et le polar pour la chauve-souris.
L’absence de références à un environnement
irrémédiablement daté ou reconnaissable ne faisant
qu’accentuer l’intemporalité et donc l’universalité de
ces œuvres. Mais ce qui rapproche définitivement ces
héros est qu’ils sont travaillés par leurs
alter-égos sur le point de supplanter leur identité
humaine. Peter Parker pour l’un, Bruce Wayne pour l’autre. Evoluant
pourtant dans des sphères parfaitement antagonistes (Peter est
à la limite du RMI quand Wayne est un milliardaire), ils ont en
commun leurs dilemmes moraux et leurs difficultés à
embrasser pleinement la carrière de super-héros.
Là où Superman ou Wonder-Woman se posent en icônes
inspiratrices et mythologiques quasi invincibles et indestructibles,
Batman/Wayne développe une dimension torturée qui est
habituellement l’apanage du héros Marvel. Batman s’avère
donc un anachronisme réjouissant au sein de l’univers
polissé de DC, sa dimension tragique entraînant dans son
sillage toute une kyrielle de déments qui ne cesseront de lui
renvoyer au visage son anormalité. Chaque vilain figurant
jusqu’à l’absurde, jusqu’au grotesque, les diverses facettes de
sa personnalité. Des génies du mal pouvant dès
lors être envisagés comme un reflet déformant :
à ses capacités extraordinaires de déductions
s’opposent The Riddler ; à sa propension à instiller la
peur chez les criminels, L’Epouvantail ; à sa double
personnalité éprise de justice, Harvey Dent / Double-Face
et bien sûr à son désir d’incarner l’Ordre, la
folie, le Chaos du Joker.
L'OMBRE DU BATMAN
L’ébouriffante performance de Heath Ledger a été
saluée par le public comme les critiques. Pour son avant-dernier
rôle, il apparaît véritablement habité. Sa
voix, son attitude, ses postures : il est le Joker. Mais une nouvelle
version qui emprunte autant au comic-bookThe Killing Joke
de Moore et
Bolland qu’à l’interprétation de Jack Nicholson. Nolan
allant même plus loin que Burton puisqu’il impose un
(dés)ordre nouveau. Le Joker de 1989 incarnait un anarchisme de
pacotille quand 19 ans plus tard il provoque un délitement
sociétal bien plus profond.
Et plutôt que de chercher à éliminer Batman, le
clown du crime cherche avant tout à l’atteindre plus
profondément en faisant chuter de son piédestal son
champion, le procureur Dent, tout en le confrontant avec
l’ambiguïté de sa condition puisque ce gardien de l’ordre
est une source intarissable d’inspiration pour les vecteurs de
désordre que sont ses ennemis bariolés, le Joker en
tête.
Ainsi, le génie de Nolan opère en tant qu’il
relègue littéralement Batman dans l’ombre, donnant la
vedette au clown dément. Celui-ci se retrouvant au centre de
toutes les attentions mais aussi et surtout au centre du cadre. La
multiplication des séquences où Batman
disparaît du cadre le temps d’un champ/contre-champ renforce sa
nouvelle nature intangible.
Les séquences d’action (dans le parking, à hong-kong, le
climax) ne trompent pas. Aussi cinégéniques et
mieux
maîtrisées soient-elles, elles ne constituent que
d’agréables passages obligés (tant pour la production que
pour satisfaire les fans et les geeks). Non,
l’intérêt que
porte Nolan au personnage est définitivement ailleurs.
En le dématérialisant par sa mise en scène, il
crée des versions expurgées de tout héroïsme
et romantisme, voir ces vigilante armés de shotguns
et de
plastrons (les copycat), mais provoque en priorité une
double
incarnation. Plutôt un dédoublement de personnalité
: le chevalier blanc Dent et ce cinglé de Joker. Impression
renforcée lorsque le procureur endosse sans hésitation
l’identité du Batman (que cela soit le prétexte à
une course-poursuite effrénée importe peu) ou lorsque
Batman surgit de l’ombre dans le dos du Joker juste avant son
interrogatoire. The Dark Knight est d’avantage
pensé comme un conflit de
personnalités qu’un simple divertissement manichéen.
C’est bien simple, même en supprimant toutes les séquences
d’action superflues mettant exclusivement en scène le justicier,
la puissance narrative du film reste intacte. Nolan n’est peut
être pas un action-director comparable à Mc Tiernan (mais
qui peut l’être ?), mais bon dieu, il sait foutrement bien mettre
en scène les affrontements psychologiques et verbaux !
CRISE D'IDENTITÉ
Au-delà d’une entrée en matière magistrale et
fracassante, la scène d’ouverture est importante à plus
d’un titre. On y voit un bus scolaire s’extraire du mur effondré
de la banque que le Joker vient de dévaliser et rejoindre
exactement sa place dans le flot ininterrompu de véhicules du
même type et circulant sur l’artère principale de Gotham.
La ville faisant figure d’organisme vivant où le Joker est une
cellule s’y intégrant parfaitement. La folie est
déjà présente à Gotham (le bus comblant
l’espace préexistant entre deux), à l’état latent.
Plus qu’une force de la nature irrépressible, le Joker peut
être considéré comme une cellule cancéreuse,
Dent un anticorps, et Batman une aberration génétique pas
encore prête à disparaître.
En outre, l’attaque de la banque introduit de manière
remarquable ce marginal, qui y dévoile ses facéties, son
visage et sa capacité à maîtriser le temps
diégétique. Au fond, cette séquence permet de
mesurer la capacité du Joker à mettre en scène
faisant de ce dernier le véritable relais du réalisateur.
La mise en scène de l’un servant l’autre à soumettre
Gotham (la fiction) à ses désirs.
Ainsi, pendant les 45 premières minutes, Nolan va multiplier les
mouvements de caméra circulaires. Plus que des effets gratuits
et parasites, ils acquièrent une importance significative
dès lors qu’ils se concentrent sur les figures du Bien tentant
de circonscrire la Menace. Dent/Gordon, Wayne/Alfred ou
Batman/Gordon/Dent sur le toit du commissariat. À chaque fois,
le mouvement se fait plus marqué, plus ample figurant un Joker
tournant, comme un requin autour de ses proies, en cercles
concentriques jusqu’à ce qu’il parvienne à les propulser
dans sa danse macabre. C’est la séquence où le juge et le
supérieur de Gordon sont tués alternant avec la
fête donnée par Bruce en l’honneur de Harvey et où
surgit le criminel qui virevolte au milieu des convives puis
carrément avec Rachel. Entraînant tout le monde
(personnages fictionnels et spectateurs compris) dans sa sarabande
infernale jusqu’au tourbillon apocalyptique final. Le Joker est
définitivement le maître du jeu comme le démontre
brillamment toute la séquence du commissariat où il
orchestre le chaos depuis sa cellule.
LUTTE DE POUVOIR ET ENJEUX POLITIQUES
Si The Dark Knight s’avère
grandiose, il n’en demeure pas moins
quelques faiblesses qui seront peut être gommées dans la
version initialement envisagée par le réalisateur
(près de 3 heures !) et qui figurera sûrement sur le dvd.
Ainsi, il est regrettable que la propagation de la folie,
initiée par un Joker proposant de récompenser le quidam
qui tuerait le comptable de Wayne prêt à balancer
l’identité secrète du justicier, se limite à
quelques mouvements de foule, un homme tirant un coup de feu et une
extraction en catastrophe. Une séquence à la tension bien
présente et croissante entachée par un certain manque
d’envergure puisqu’ici Nolan se limite à l’amorce d’une
émeute. La classification PG-13 ayant circonscrit
d’elle-même tout débordement violent ou sanglant. Une
absence d’hémoglobine ou même de cadavres pourtant jamais
rédhibitoire quant à l’implication émotionnelle.
Mais ce que le film perd en violence graphique, il le remplace par une
puissance narrative de tous les instants qui interroge nos plus
profondes convictions et notre morale (la fantastique séquence
du ferry).
On l’a vu en ouverture, le Joker fait partie intégrante de
Gotham, c’est une cellule dormante dont l’apparition de Batman
constitue l’élément déclencheur. Et plutôt
que de revenir sur l’opus précédent dont le final
annonçait l’émergence de cette nouvelle menace, Nolan
préfère miser sur la connaissance du spectateur sinon son
intelligence.
Dans cette optique, The Dark Knight
agit à un niveau
inconscient. Si la tragédie du 11 septembre, et par extension la
peur du terrorisme, infuse autant le film, c’est moins le fait de
dialogues parfois trop démonstratifs que par l’entremise de
réminiscences crées par le réalisateur. La
vidéo montrant le Joker exécuter un copycat fait
immédiatement penser aux vidéos d’Al-Quaïda
abreuvant le net, la mise en scène du Joker ne faisant
qu’accentuer le malaise.
Comme lors des attentats, l’incompréhension, et donc la peur,
vient de l’impossibilité à déterminer l’origine de
la menace. Certes, le visage du génie du mal nous est
montré mais il est recouvert de maquillage. De plus, il s’amuse
à brouiller les pistes puisqu’il déclame deux origines
différentes à son rictus. Face à cet être
semant la terreur, soit par définition un terroriste, Nolan
propose une alternative ultra sécuritaire incarnée par
Batman. Ce dernier prenant le contrôle de toutes formes
technologiques utilisées par les citoyens dans ce qui constitue
moins un sonar géant qu’une surveillance
généralisée et absolue. Le cinéaste utilise
ainsi le biais du film d’encapés pour traiter de cette
Amérique devenue folle d’être prise en tenaille entre des
menaces réelles ou fantasmées et des mesures
liberticides, Patriot Act en tête.
Au-delà de l’éternelle lutte bien/mal, il ne s’agit plus
ici de savoir qui supplantera l’autre mais de déterminer
à quel niveau se situera la cohabitation, de tracer de nouvelles
trajectoires.
On voit ainsi d’abord s’opposer l’horizontalité du Joker (bien
ancré sur le bitume) à la verticalité du chevalier
noir (séance de « vol » à hong-kong). Puis le
fou d’Arkham pénétrer de plus en plus profondément
le champ d’action de Batman (irruption à la Wayne Tower, climax
dans un immeuble en construction). Quant à notre homme
chauve-souris, il mordra l’asphalte pour l’avoir défié
sur son terrain. Le joker est un électron libre qui s’adapte
à tous les environnements.
À mesure que le récit s’articule autour des jeux de
pouvoirs des trois entités (Dent, Batman et Joker) se disputant
le contrôle d'une Gotham comparable à une Rome
décadente, le métrage prend de la hauteur (les
scènes en altitude se multiplient). S’opère alors un
ultime rapprochement lors de la confrontation finale où le
changement d’axe de la caméra, alors que Batman suspend le Joker
la tête dans le vide, permet à ce dernier de se retrouver,
à l’image, la tête à l’endroit. Il n’est plus
question de domination mais de deux freaks traitant
d’égal
à égal.
Mais l’image la plus marquante est sans conteste celle où le
Joker, après son évasion, passe la tête à
l’extérieur du véhicule de police. Une pause aussi
incongrue que fascinante après la débauche pyrotechnique
qui a précédé. Ce moment de flottement où
les sons sont à peine audibles donne l'occasion au Joker,
cheveux au vent et yeux clos, de s'imprégner de la folie et du
chaos ambiant. Tel un disciple de Nietzsche, il se situe au-delà
du Bien et du Mal, irréductible aux moindres contingences
matérialistes (il brûlera un monceau de fric), il n'existe
que pour ébranler les fondations de cette société.
The Dark Knight est un formidable
film noir et
désenchanté qui accomplit in fine la
prophétie du
Joker à Dent sur son lit d’hôpital : « Ils
changeront la vérité; ». Aussi voit-on Batman
endosser le rôle du méchant en cavale pour
préserver l’aura, la face positive de Dent devenu Double-Face.
Dans une Amérique en proie au chaos, la seule alternative
qu’elle mérite implique d’assumer des décisions
difficiles mais nécessaires pour le bien de tous.
Avec ce film, Christopher Nolan nous souhaite la bienvenue dans un
monde où il n’y a plus de héros mais où tout reste
à définir, espoir comme avenir. La refondation
naîtra d’une action politique. Reste à savoir quel visage
elle adoptera.