Le 18 juin 2008 sortait sans fanfares
ni trompettes Speed Racer, nouvelle
réalisation des
frères Wachowski. Un film inclassable vendu comme un
divertissement pour gosses (ce qu’il n’est qu’en partie) et
éreinté par la critique et le public. Une injustice que
l’on pensait voir réparée avec la sortie du film en DVD 6
mois plus tard, soit le 18 décembre. Oubliez vos rêves
d’une édition à la mesure de cette œuvre incroyable.
Reste l’essentiel, le film. Et bon dieu quel film ! Un enchantement
visuel et émotionnel dont la vision demeure une
expérience rare. La tagline de la saga Matrix était
« expect the unexpected ». Speed
Racer en apporte une
nouvelle et brillante illustration.
Alors que dans leur ensemble les studios hollywoodiens misent sur une
rentabilité immédiate soit en débitant des remakes
au mètre ou des films reposant entièrement sur leur
concept et/ou leurs stars, la Warner prend tous les risques en osant
proposer des œuvres spectaculaires en terme de mise en scène
comme visuellement et thématiquement. Et qui ne rencontrent pas
leur public, comme l’atteste le nombre d’entrées des
remarquables La Légende de Beowulf
de Robert Zemeckis et Invasion de
Olivier Hirschbiegel. À
croire que les spectateurs se
méfient dès lors qu’un blockbuster barbare ou une
fable
science-fictionnelle leur demandent de garder leurs neurones
connectés. Un degré d’exigence qui est la marque de
fabrique de Andy et Larry Wachowski et qui, pour les connaisseurs,
représente
la promesse d’un cinéma total.
Apparemment, la plupart des spectateurs comme les critiques ne sont pas
prêts à apprécier à leur juste valeur la
générosité de ses deux réalisateurs
d’exception. C’est peu dire que leur dernier né, Speed Racer,
divise. Les détracteurs se montrant virulents et agressifs dans
leurs réactions, quand ils ne sont pas carrément à
côté de la plaque. Que l’on aime ou pas Speed Racer, il ne
laisse pas indifférent. Il est pourtant étonnant de voir
un certain mépris affiché par la presse dite
spécialisée, voir la quasi absence d’infos avant le mois
de juin.
DYNAMIC DUO
Un mælström de couleurs, de sensations et d’images, aussi
beau
que puéril et futile. Une définition aussi
réductrice que fausse que nombres de critiques et d’internautes
auront tôt fait d’accoler à Speed
Racer, nouveau film des
frères Wachowski. Sous couvert de proposer un spectacle en
technicolor pour gamins attardés, les deux esthètes aussi
géniaux qu’incompris livrent sans doute ici leur film le plus
personnel. Une approche humble et sincère où les images
demeurent plus que jamais le vecteur essentiel des émotions.
5 ans après avoir conclu leur incroyable fresque
philosophico-kung-fuesque, les Wachowski reviennent donc à la
réalisation en adaptant un dessin-animé japonais dont ils
sont fans et ayant bercé l’enfance de générations
entières d’Américains, Mahha Gô Gô
Gô
de Tatsuo Yoshida et traduit par Speed Racer. Après
s’être
lâchés avec la monumentale saga Matrix,
dont le dernier
épisode consacra un peu plus l’hermétisme (apparent
seulement) de leur cinéma à ceux qui ne veulent pas voir,
les frangins veulent se recentrer vers une œuvre plus accessible et
grand public. Un mixage de comédie familiale et de critique du
sport spectacle qui s'avère beaucoup plus ambitieux formellement
et thématiquement.
Malgré le scepticisme à l'égard de leurs œuvres
antérieures et plutôt que d'opter pour la facilité,
les Wachowski osent un film particulièrement barré et
pour certains carrément psychotronique. Fidèles à
leur conception du médium, ils reproduisent à
l'écran un décorum fortement connoté sixties
en
concordance avec le dessin-animé d'origine. Une cohésion
artistique renforcée par des références
d'époque, qu’elles soient mobilières ou
cinéphiliques (James Bond, Conan le barbare, la série
Batman – la séquence de baston dans les montagnes où ne
manquait que la visualisation des onomatopées ! – mais aussi
Dick
Tracy avec cette collection de trognes pas possibles des bad-guys).
Quand
à la dynamique d'ensemble, ils ont été fortement
influencés par Miyazaki et notamment par son Château de Cagliostro et les jeux
vidéo. Enfin, au petit jeu des
citations, on pourra reconnaître des emprunts à Akira et
le réalisateur de japanime Kawaijiri ou à l'art
contemporain et abstrait. Mais comme Tarantino ou les Coen, leur
cinéma ne peut se résumer et se réduire à
un assemblage hétéroclite, puisque chez tous ses auteurs
l'important est de se réapproprier ces influences afin de
nourrir leur propre travail, les redéfinissant pour construire
un univers cohérent et en adéquation avec leur propos. Et
dont Speed Racer s'avère la
parfaite illustration.
L'ART DE L'ENFANCE
Tandis que l'on pouvait légitimement craindre une trop forte
distanciation (Pouah, on dirait Spy Kids
sous LSD ! se sont émus
certains internautes), ils réussissent une fois encore le pari
incroyable d'une immersion complète grâce à leur
seule mise en scène. Le premier quart d'heure est à ce
titre un pur régal et un modèle du genre. Une
introduction que bon nombre de réalisateurs souhaiteraient
reproduire en guise de climax final ! Un véritable
sommet de
concision et de précision dans l'univers dépeint comme la
présentation des personnages et des enjeux à venir que
permet l’alternance des flashes-back et du présent
opéré sans coupes, les transitions étant
effectuées par le biais des personnages ou d'une caméra
en mouvement, donnant à ses allers-retours temporels une
linéarité exemplaire. Une
homogénéité que l'on ne retrouve que dans les
anime et permise par l'emploi du numérique.
Les Wacho accélèrent même le rythme dès la
course de bolides, la sarabande folle du présent sur les talons
d'images du passé. Speed lui-même chassant le record de
vitesse du tour de son frère disparu jusqu'à poursuivre
son fantôme.
Et quand Hollywood multiplie les dialogues explicatifs, les deux
réalisateurs préfèrent laisser parler les images,
nous rappelant que le cinéma est un art du muet, utilisant
toutes les possibilités offertes par le numérique
(ralentis extrêmes, inserts, travellings avant/arrière,
etc) pour une lisibilité absolue des enjeux dans l'action.
Ils poursuivent même la réflexion, entamée avec Matrix, sur l’imbrication des
différents degrés de
réalité, leur perméabilité et leur
capacité à englober personnages comme spectateurs,
à un degré supérieur.
Ainsi, tout porte à croire au début que nous sommes dans
une fiction aux décors contemporains bien que marqués par
des couleurs éclatantes (la salle de cours et le bureau de la
conseillère). Mais dès la sortie en trombe de Speed,
c'est le choc. Les couleurs chamarrées ne sont pas exclusives
des décors intérieurs, la fiction dans son entier y est
assujettie. Les Wachowski font plus qu'adapter un dessin-animé
culte, ils composent un univers totalement soumis aux fantasmes du
gamin.
Lorsque le jeune Speed s'imagine au volant d'un bolide dessiné
par la main d'un enfant, c'est la fiction entière qui sera
soumise à son rêve éveillé, comme
remarquablement traduit à l'écran par les effets
parallaxes du décor (les lignes parallèles donnent
l'impression de converger), la figuration des lignes de vitesse (marque
de fabrique des mangas et autres O.A.V), les circuits automobiles au
tracé et au design délirants ou les aplats de couleurs
primaires.
À noter qu'en psychologie, la parallaxe est une modification de
la
subjectivité, la différence de perception d'une
même réalité, ce qui appuie un peu plus la
démonstration selon laquelle les intentions des frangins sont
sans cesse tributaires et illustrées par les effets de mise en
scène.
D'emblée, les Wacho annoncent la couleur, le film sera
entièrement marqué par le sceau d'une vision naïve
(et non pas niaise) du cinéma et complètement voué
à la recherche d'un émerveillement et d'un plaisir
enfantin. Pas de régression mais bien un retour à des
sensations primordiales, dénuées de tout cynisme. Une
belle réponse aux détracteurs leur opposant le manque
d'affect de leurs réalisations. Soulignons que la scène
où le frère cadet de Speed, Sprittle, et son
chimpanzé Chimp-Chimp foutent le boxon dans l'usine Royalton
après avoir ingurgité trop de friandises peut, doit, se
lire comme l'expression fantasmatique du désir de Speed de tout
envoyer bouler après que Royalton lui ait
révélé les dessous pervers du sport-business.
Une
impression encore une fois renforcée par la seule mise en
scène puisque les déambulations hystériques du duo
sont à chaque fois amorcées par un gros plan du visage de
Speed.
Sans oublier que la maîtrise des cadres ne serait rien sans
une direction d'acteurs remarquable (ils sont tous parfaits), le soin
apporté à des dialogues sonnant juste et la musique de
Michael Giacchino retrouvant la perfection de son score pour Les Indestructibles.
À part ça, les Wachowski ne font que filmer des bagnoles
hot-wheels dans un environnement infographique digne du jeu F-Zéro, ça crève les
yeux !
UN FILM SUPER PLAT
Du spectacle pour gosses, Speed Racer
n'en possède que
l'apparente simplicité, n'hésitant pas à aborder
les arcanes de la finance (on parle d'OPA, de rachat de titres, de
spéculation...) et où Racer X le justicier des circuits
travaille en étroite collaboration avec la commission de
surveillance, proposant de lutter non plus physiquement mais en
traînant les responsables devant la justice (!). Le
défilement des valeurs boursières tenant lieu de nouveau
code matriciel pour Royalton, assumant complètement son
attachement à la marchandisation
généralisée. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si
les tenants du néo-libéralisme se contentent de regarder
l'action devant un écran plutôt que d'y participer. Les
Wachowski opposant visuellement et philosophiquement deux conceptions
antagonistes. La mère de Speed (« Ce que tu fais
avec ta
voiture, c'est de l'art ») et Racer X (« It doesn't
matter if racing
never changes. What matters is if we let racing change us. Every one of
us has to find a reason to do this. You don't climb into a T-180 to be
a driver. You do it because you're driven ») exprimant la
profession de foi des réalisateurs envers le cinéma et
que Speed matérialisera dans la dernière séquence.
Pas mal pour un film qualifié de spectacle pour attardé
mental ou gamins de 3 ans. Et les prouesses techniques, le car-fu et
les quelques concessions (qui n'en sont pas vraiment d'ailleurs, voir
paragraphe précédent !) faites pour élargir leur
audience (les scènes de comédie burlesque, les persos
du chimpanzé et de Sprittle) ne peuvent supplanter leur ambition
esthétique première de donner l'impression de se mouvoir
dans un dessin, un celluloïd ou une peinture.
Une volonté qui se traduit à l'écran au travers
des multiples références à la pop-culture et au
procédé de 2D – selon le concepteur des effets
spéciaux John Gaeta – mais qui a en fait tout à voir avec
le « superflat ».
Un mouvement d'art contemporain influencé par l'animé et
le manga qui vise à analyser la culture japonaise à
travers la sous-culture dite « otaku ». Cette
dernière émergeant au sortir de la seconde guerre
mondiale en absorbant la culture occidentale et plus
particulièrement américaine. « Superflat »
signifie en anglais « super plat » et se
réfère à diverses formes aplaties de l'art
graphique japonais ainsi qu'à la superficialité de la
culture consumériste japonaise. Ce que le film
expérimente en abolissant toute profondeur de champ. Takashi
Murakami est considéré comme le chef de file de ce
mouvement. Il cristallise dans ses œuvres et ses projets, la nouvelle
subculture de Tokyo. Il est le représentant d’une
génération imprégnée de l’imaginaire des
mangas et des otakus.
Il réfléchit particulièrement aux
scénographies pour que « le public ait l'impression
d'être entouré par une multitude de caméras,
même s'il se trouve en face d'une seule et même image
».
Soit exactement le procédé technique utilisé par
Gaeta et son équipe.
Une de ses adeptes est Chiho Aoshima, dont les peintures qu'elle
peignit dans le métro japonais ont été reprises
pour figurer la ville où siège la firme Royalton.
Saturé de références artistiques et
cinéphiliques, Speed Racer
n'en
demeure pas moins l'expression
ultime d'un cinéma total, entièrement voué
à propulser ses spectateurs dans un monde fantasmagorique
où ne compte plus que la résonance intérieure. Une
quête spirituelle que les Wacho poursuivent en convoquant le
précurseur de l'art abstrait, le peintre Vassili Kandinski.
DU SPIRITUEL DANS L'ART ET DANS LE CINÉMA DES WACHOWSKI EN
PARTICULIER
Peintre mais aussi théoricien de son art, lorsque l'on
étudie ses œuvres et plus encore ses écrits, il
apparaît que les Wachowski se sont appliqués à
retranscrire ses théories et son engagement.
Ainsi, pour Kandinski, l'art peut être aussi l'expression directe
du monde intérieur de l'individu, et il vient à
considérer que la peinture peut s'affranchir des formes et
s'exprimer dans la seule dimension du trait, de la tache et de la
couleur et qu'il peut à partir de là tout autant toucher
l'âme de l'homme que la représentation figurative.
Lorsque l’on regarde les couleurs sur la palette d’un peintre, un
double effet se produit : un effet purement physique de l’œil
charmé par la beauté des couleurs tout d’abord, qui
provoque une impression de joie comme lorsque l’on mange une friandise.
Et oui, le choix de couleurs « criardes » n'est pas du
mauvais goût. De même que la séquence où
Sprittle et son singe dévalisent le coffre à bonbons de
Royalton n'offre pas seulement une respiration humoristique.
Mais cet effet peut être beaucoup plus profond et entraîner
une émotion et une vibration de l’âme, ou une
résonance intérieure qui est un effet purement spirituel
par lequel la couleur atteint l’âme. Ce que Kandinsky appelle le
« chœur des couleurs » devient de plus en plus
éclatant, il se charge d’un pouvoir émotif et d’une
signification cosmique intense.
Son premier grand ouvrage théorique sur l’art, intitulé
Du spirituel dans l’art et dans la peinture en particulier,
paraît fin 1911. Il y expose sa vision personnelle de l’art dont
la véritable mission est d’ordre spirituel, ainsi que sa
théorie de l’effet psychologique des couleurs sur l’âme
humaine et leur sonorité intérieure.
Ainsi le vert produit le calme (la mère de Speed est vêtue
de vert lorsqu'elle le réconforte après la mort de son
frère), le rouge est une couleur chaude très vivante,
vive et agitée, il possède une force immense, il est un
mouvement en soi (il caractérise la famille Racer et est
présent partout : mobilier, uniformes, atelier), le violet est
un rouge refroidi qui confine à l'immobilité (couleur
caractérisant Royalton, il en est vêtu et l'enjeu pour lui
est de faire revêtir un costume violet à Speed, signe de
son contrôle sur lui) et ainsi de suite.
Enfin, le grand final paroxystique et orgiaque, le Grand Prix
définitif qui consacre Speed moins comme le vainqueur que comme
l'artiste transcendant son art, est l'exacte illustration de peintures
où de « grandes masses colorées très
expressives évoluent indépendamment des formes et des
lignes qui ne servent plus à les délimiter ou à
les mettre en valeur mais qui se combinent avec elles, se superposent
et se chevauchent de façon très libre pour former des
toiles d’une force extraordinaire ». Le déferlement de
couleurs fusionnant avec la structure du circuit dans un crescendo
accentué par la musique, provoque une sensation ultime
d’apaisement et de plaisir. Une expérience rare à vivre
en salles.
Reprenant à leur compte diverses influences (tant artistiques
que
cinématographiques, tant cinéphiliques que geek),
les
Wachowski
livrent encore une fois un film irrévérencieux puisque
allant à l'encontre du formatage formel habituel. Toujours
animés par la même démarche de proposer un
divertissement en appelant à la fois à l'intelligence et
à
la sensibilité des spectateurs, les deux natifs de Chicago
demeurent inexplicablement boudés par la critique et le public
(voir les résultats catastrophiques au box-office mondial).
S’exposant comme jamais, les Wachowski auront pris en pleine gueule le
refus de leur jusqu’au boutisme et leur avant-gardisme. Œuvre
magnifique et exigeante pour les neurones et les sens, Speed Racer est
un véritable antidote au cynisme et aux films
décérébrés que l’on nous vend à
longueur d’année. En plus d'être un putain de
chef-d'œuvre incompris !