Évitons tout de suite un
fâcheux malentendu : The Texas Chainsaw
Massacre 2 n’est pas un
mauvais film, ni même « à peine moyen ». Il
s’agit indéniablement d’un des meilleurs métrages de Tobe
Hooper, sans pour autant arriver à égaler le coup de
maître réussi par ce dernier en 1973 avec la
première aventure de la famille Hewitt. Pourquoi donc en faire
un « film honteux » nous direz-vous ? Tout simplement en
raison des yeux exorbités et des sourires moqueurs qui font face
à ceux osant déclarer en public aimer ce film
complètement barré ! Retour sur une comédie
énorme et hautement jouissive qui, sous des allures de farce no
limit, constitue une cinglante satire du système capitaliste.
Produit par la mythique Cannon de Golan et
Globus (un réservoir inépuisable de « films honteux
» !), Massacre à la
tronçonneuse 2 porte clairement
les stigmates de son époque, les années 1980, comme en
témoigne la musique délicieusement kitsch
(co-créée par Hooper lui-même) surchargée de
synthétiseurs. Pas étonnant que beaucoup aient
assimilé le métrage à une relecture parodique du
film original et du genre en général : des acteurs
cabotinant à mort, des personnages proprement hallucinants,
caricatures outrancières et excessives de ceux de Massacre à la tronçonneuse.
La scène du repas illustre de
façon exemplaire ce décalage de ton, puisqu’elle se situe
ouvertement dans le registre du comique « grand-guignol »
lorsque celle du film de 1973 inspirait un profond malaise.
Une lecture analytique qui ne retiendrait que cet aspect du film ne lui
rendrait cependant pas justice, ce dernier constituant une des rares
tentatives du genre de critique de la « contre-révolution
» libérale opérée par Ronald Reagan à
son arrivée au pouvoir. Si le film est outrancier et excessif,
c’est que le capitalisme néolibéral l’est aussi ! Un
système et un état d’esprit insupportables, comme le sont
ces deux jeunes yuppies affichant un sentiment de toute
puissance et se
croyant tout permis (destruction des panneaux publics de signalement
sur le bord des routes, remarques salaces à l’encontre de
l’animatrice-radio Stretch, « jeu du poulet » sur la
route…). Louons notre bien-aimé Leatherface qui nous
débarrassera de ces apprentis golden boys, dont l’un
sera
littéralement scalpé par le boucher le plus
célèbre du Texas. « Deux voyous sans cervelle
» fera remarquer Dennis Hooper , incarnant « Lefty »
Enright un « justicier-vengeur » traquant la famille
Hewitt responsable de la mort d’un membre de sa famille.
«SAW IS THE FAMILY»
Symbole d’une Amérique fascinée par la compétition
et la réussite matérielle, le métrage tourne
autour du concours du meilleur Chili de la région,
remporté une fois encore par le patriarche « Cook »
Hewitt dont la recette repose sur de la viande humaine. Le
néolibéralisme s’est construit sur une logique
d’exploitation de l’Homme, logique poussée dans ses derniers
retranchements chez Hooper puisque confinant à l’anthropophagie.
L’Homme se nourrit des autres, et y prend du plaisir ! « J’adore
cette ville ! On y aime la bonne viande » se réjouira
le
père Hewitt. Une soif de chair fraîche pouvant même
déboucher sur une forme d’auto-ingestion : le personnage de BM,
hippie anachronique en pleine reaganmania et de retour du
Vietnam avec
une plaque de fer sur la tête, et qui se mange la peau du
crâne à l’aide d’un cintre (!?!?!). Car si « tout
est bon dans le cochon », tout est également comestible
dans l’Homme. Vous reprendrez bien un petit peu de pâté
d’yeux avant votre plat de résistance, non ?
Anciens bouchers mis sur le carreau par la concurrence des grands
abattoirs, la famille Hewitt n’en reste pas moins attachée
à leur métier : « on a été
élevé dans la viande » rappellera « Cook
» Hewitt. Comme pour nous signifier l’attachement et la croyance
profonde au « Rêve américain », où
l’enrichissement par le business est à la portée
de
tous. Car en bon capitaliste chevronné, le père
Hewitt consacre sa vie à son travail et veut vendre encore et
encore pour engranger les bénéfices. Une logique
d’accumulation que ne partagent visiblement pas ses deux fils, à
qui il reproche de mettre en péril l’affaire familiale,
déplorant le fait qu’ils passent l’essentiel de leur temps
à écouter de la musique au lieu de contribuer par leur
travail à pérenniser l’activité. Ou comment
l’économie de marché cherche à abolir tout
comportement non-conforme à la soif d’argent et de
réussite. Ce qu’avait déjà brillamment
analysé Karl Polanyi dès 1944 dans La Grande
transformation, évoquant la « société de
marché » (construction socio-historique qui prit fin avec
les crises politico-économiques du début du XXème
siècle) où la logique marchande tendait à
s’étendre à tous les aspects de la vie sociale. Comment
dès lors « Cook » Hewitt pourrait-il accepter le
passéisme hippie de BM ou le « romantisme » d’un
Leatherface tombant amoureux de Stretch, attitudes aussi
néfastes l’une que l’autre au développement de cette
société marchande ? La tentative de maintenir en vie
GrandMa et GrandPa – véritables fossiles vivants –
témoigne de cette obsession de la survie dans un monde
économique dominé par la compétition et la
concurrence. Et quand le paternel peste à longueur de temps
contre ces insupportables taxes si contraignantes pour son business
et
qui l’empêchent de s’enrichir (« Je devrais
arrêter
» se lamente-t-il), on retrouve les analyses théoriques
des « Économistes de l’Offre » (Arthur B. Laffer en
tête) dont la fronde anti-fiscalité a séduit et
inspiré Ronald Reagan dans sa politique économique et
sociale.
SEXE, GORE AND FUN
Si Massacre à la tronçonneuse
a, par son titre et son interdiction pendant de nombreuses
années en France, suscité de nombreux fantasmes chez ceux
ne l’ayant jamais vu, il est bon de rappeler que quasiment aucune
goutte de sang n’éclabousse l’écran et le spectateur. Une
retenue dont ne fera pas preuve Tobe Hooper dans la suite des aventures
de Leatherface et de sa famille. Sous la houlette du maquilleur
génial Tom Savini (Zombie, Maniac, et tant d’autres), Massacre à la tronçonneuse 2
est aussi saignant qu’un succulent steak tartare. Au hasard : le yuppie
décapité par Leatherface, le dépeçage au
couteau électrique du visage de LG, collègue et ami de
Stretch… Cette opération faciale visant évidemment la
construction d’un nouveau masque pour « Tête de cuir
», cherchant toujours à se cacher derrière des
apparats de chair pour ne pas dévoiler sa difformité
physique liée à une maladie infantile ayant rongé
sa peau. Plus fondamentalement, l’utilisation récurrente de
masques dans la saga renvoie à un déni
d’individualité, ou plutôt aux difficultés pour
Leatherface de se penser comme une individualité au sein de son
« clan ». Rien d’étonnant à ce qu’il ait
choisi ce moyen de protection, étant donné la
brutalité et l’humiliation perpétrées par son
père, qui le terrifie littéralement. Si le spectateur
attend avec impatience ses apparitions à l’écran, lui
recherche plutôt la discrétion et à rester dans
l’ombre, pour preuve l’utilisation d’un pantin constitué de
restes humains lors de son premier massacre, masquant pendant de
nombreuses minutes le « marionnettiste ».
Mais son amour naissant pour Stretch – sentiment qu’il semble
éprouver pour la première fois – fournit un autre sens
à ces masques, la dissimulation de ses sentiments et la
tentative de réprimer sa timidité. Pour approcher sa
dulcinée, il sera obligé de lui mettre le masque de LG,
avant de danser avec elle dans une séquence aussi drôle
que dérangeante. Un rapprochement qui finira par mettre
Leatherface dans un état d’excitation extrême, incapable
de retenir plus longtemps ses pulsions sexuelles. Hooper nous balance
alors une scène hallucinante où la tronçonneuse de
notre jeune amoureux, après avoir été
trempée dans un bac à glace, se déplace
langoureusement sur les cuisses de Stretch puis glisse vers son
entrejambe. Paniquée et horrifiée, la jeune fille
comprendra rapidement qu’elle peut tirer parti de cette tension
sexuelle consumant Leatherface, pour le perturber encore davantage et –
paradoxalement – l’empêcher d’aller plus loin. Et elle de le
chauffer, en lui confiant qu’il est décidément le
meilleur, qu’il est « really, really good ». Des
paroles
qu’il ne supportera pas et mettront fin brutalement à sa
découverte de la sexualité.
Petite sauce agrémentant ce délectable « morceau de
viande pelliculé », les dialogues désopilants dans
la bouche de Lefty (« je suis le Seigneur de la Moisson !
») ou du père Hewitt : « C’est qui ? Le nouveau
traiteur bio ? », ou encore « Le petit patron l’a
toujours
dans le cul » quand il évoque les impôts trop
lourds, et faisant écho au malencontreux coup de
tronçonneuse qu’il recevra plus tard. Et tant pis si Hooper
frôle quelquefois le mauvais goût quand « Cook
» Hewitt se réjouit des effets positifs de sa blessure
à l’arrière train, à savoir la guérison de
ses hémorroïdes et l’économie d’une visite à
l’hôpital. Autre moment hilarant, la confrontation entre Lefty et
Leatherface. Après avoir été se procurer des
tronçonneuses dans un magasin de jardinage/bricolage comme s’il
était dans une armurerie (scène très drôle
où, sans prononcer un seul mot, il essaye différents
modèles en comparant leurs maniabilité et puissance
respectives, comme un cowboy le ferait avec des revolvers dans un
western) Lefty provoquera en duel sa némésis dans
un
combat de tronçonneuses lourd de sens. Impossible de ne pas y
voir une rivalité du type « C’est moi qui ait la plus
grosse », révélateur de la compétition
capitaliste (on y revient toujours). Ce n’est pas tant la recherche du
profit qui importe que la volonté de dominer ses concurrents, la
soif de pouvoir et de puissance sur ses adversaires, comme le
remarquait l’historien Alfred D. Chandler, pour qui les
dirigeants d’entreprises privilégient plutôt la croissance
de leur chiffre d’affaires – symbole de leur pouvoir sur le
marché – à la maximisation du profit de leur
société.
Maximisation du plaisir du spectateur quoi qu’il en soit, qui ressort
comblé et rassasié de cette expérience
cinématographique unique… Et obligé de desserrer d’un
cran sa ceinture après cette orgie pantagruélique de
rires et de sang !