LÀ-HAUT
de Pete Docter & Bob Peterson /
LA TOUR AU-DELÀ DES NUAGES de Makoto Shinkai (2008)
Il est stupéfiant de constater
à quel point deux œuvres créées à 5 ans
d’intervalle peuvent entrer en résonance alors qu'a
priori, les
différences culturelles de leur conception ne les y
prédisposaient pas. L’occasion rêvée
d’une analyse croisée de Là-Haut
et La Tour Au-Delà Des Nuages, des
films respectivement
chroniqués dans le numéro 16 et dans le supplément
DVD Park II n° 1 (en vente en
téléchargement
sur ce
site).
Là-Haut, la dernière
merveille des studios Pixar est
vraiment sorti à point nommé cet été pour
soigner les lésions physiques (on parle de spectateurs ayant
perdu des dixièmes à chaque œil) ou spirituelles
engendrées par des blockbusters poussifs (Terminator Renaissance),
indigestes (Transformers 2),
hystériques (L’Age De Glace 3)
ou
simples boursouflures tapageuses (G.I Joe).
De nombreux critiques
n’auront pas manqué de relever l’influence de Miyazaki sur le
film de Pete Docter et Bob Peterson bien qu’il s’agisse essentiellement
de la reprise de certains motifs du maître. Le propre de Miyazaki
est de chercher à unir monde spirituel et mythologique avec la
réalité des personnages, des mondes mitoyens dont le
japonais renouvelle à chaque fois la cohabitation. Or ici, nous
sommes en présence de parcours et de questionnement intimes
(ceux de Carl et de Russel) qui se heurtent à un univers
fantasmatique qui les aideront dans leur évolution mais dont ils
se détacheront finalement. Si Là-Haut
entretient un
rapport étroit avec un certain état d’esprit japonais, il
faut plutôt s’intéresser à l’inédit DVD La
Tour Au-Delà Des Nuages de Makoto Shinkai (sorti le
15
avril
2009 chez nous et en 2004 au Japon !), les deux films entretenant une
multitude de correspondances thématiques et structurelles
vraiment troublantes.
Le bonheur quotidien d’une vie passée auprès de son
épouse, bien que satisfaisant, demeure incomplet pour le vieux
Carl (78 ans) car il aura eu raison des rêves d’aventures qui
l’avait initialement uni à Ellie. Décidé à
combler, même après sa mort, sa bien aimée, il se
met en quête d’un territoire situé en Amérique du
Sud et baptisé les chutes du paradis perdu afin d’y
déposer leur maison. Et voilà donc ce bougon silencieux
qui entreprend ce voyage par les airs grâce aux milliers de
ballons emportant sa maison.
Un désir d’ailleurs seulement accessible en s’envolant qui est
partagé par les trois héros de La
Tour Au-Delà Des
Nuages qui, dans un Japon uchroniquement divisé en
deux
factions, font la promesse d’atteindre la mystérieuse tour
à l’horizon et constituant autant un puissant symbole que le
moyen de parvenir à une union jusqu’ici contrariée. Mais
cette idylle comme leur promesse ne résisteront pas à la
disparition soudaine de Sayuri.
Outre la particularité d’être des films animés, les
chefs-d’œuvre de Pixar et Makoto Shinkai entretiennent de nombreuses
affinités qui dépassent les classifications, les
catégories, échappant à toute forme de
cloisonnement, preuve que plus qu’une question de genres ou de nature,
le cinéma est affaire de sensibilités et de circulation
des idées, des sujets ou des émotions.
Et dans la recherche d’un bonheur qui semble inaccessible physiquement,
les deux films creusent complémentairement un même sillon.
Premier rapprochement, sans doute le plus évident, nos
héros tenteront d’atteindre leur objectif grâce à
un moyen de transport aussi improbable qu’imaginatif. Nous avons
d’un côté une maison volante grâce à des
milliers de ballons multicolores, de l’autre, un aéroplane
fabriqué par deux collégiens dans une grange
abandonnée au moyen de matériaux
récupérés. Si l’avion dispose d’un moteur,
celui-ci n’est utilisé qu’aux fins de propulsion lors du
décollage puisque une fois dans les airs, il utilisera les vents
pour se diriger et planer.
Mais ce qui les pousse à partir à l’aventure, ce qui
constitue le moteur narratif de chaque récit est la
mélancolie et la nostalgie. En effet, le flashback
introductif
de Là-Haut définit
brillamment en quelques minutes le
couple Carl/Ellie, uni par une promesse d’aventure qui va peu à
peu s’éroder du fait de contingences de plus en plus
envahissantes. Ce désir d’évasion parasité est
ainsi parfaitement symbolisé par le bocal recueillant les
économies qui permettront au couple de s’évader enfin
mais qui sera régulièrement brisé afin de subvenir
à des obligations purement matérielles (réparer la
voiture, la toiture…). Un récipient qui finira par être
remisé dans un coin. La Tour
Au-Delà Des Nuages
débute quant à lui par des images de la jeune Sayuri,
l’amour de Hiroki, qui sont une représentation mentale que le
jeune garçon convoque en évoquant en voix-off le souvenir
de l’été passé à ses côtés. Ce
reflux des moments heureux partagés et un sentiment
d’inachevé – atteindre la tour, édifier sa maison au
sommet des chutes – hanteront Carl et Hiroki au point de les pousser
à poursuivre leur rêve pour peut-être parachever
leur promesse formulée différemment : croix de bois,
croix de fer et plus explicitement dans La
Tour…
UNE DISPARITION DÉCHIRANTE À DÉPASSER
Mais avant de s’élancer, il va falloir s’affranchir de la perte
douloureuse de l’être aimé. Ne plus s’apitoyer mais croire
en la possibilité de communier, peut-être pour la
dernière fois, avec son amour. La mort d’Ellie d’une part, la
disparition due au coma de Sayuri d’autre part touchent
profondément leurs amoureux respectifs, jusqu’à les
paralyser puisque désormais, Carl et Hiroki vont s’isoler
socialement. Le vieux grincheux ne daigne sortir de sa maison que pour
s’asseoir sous le porche et entretient avec le voisinage
immédiat (réduit aux éboueurs ou aux
représentants d’une maison de retraite par la force du projet
immobilier isolant spatialement la maison du reste de son quartier) des
rapports quelque peu conflictuels. Si Hiroki a poursuivi ses
études, il fuit la compagnie de ses camarades de classe en
dehors des cours et vit reclus dans son appartement dont il ne sort
qu’à des heures indues pour arpenter le métro, simulant
l’attente d’amis. Leur amour désormais disparu, nos deux
héros parviendront à dépasser leur peine en
tentant de renouer avec le rêve commun laissé en suspens
ainsi qu’en communiquant par-delà la mort ou le coma. Tandis que
Carl s’adresse à la maison comme sa défunte Ellie et
demeure attentif aux signes environnants dont le décryptage
semble formuler des réponses à ses interrogations (une
attitude spielbergienne en diable), Hiroki, lui, établit le
contact par l’intermédiaire des pouvoirs de la tour qui semble
former une sorte de passerelle entre deux états de conscience
(l’éveil et le coma) et de réalité (le
présent et la dimension dans laquelle évolue Sayuri). Ces
différences dans la manière d’appréhender cette
forme de spiritualité s’avèrent finalement moins
antagonistes que complémentaires. Les occidentaux de Pixar en
ont une conception très concrète, l’esprit d’aventure est
ainsi littéralement matérialisé par le dirigeable
de l’explorateur fou dont le nom Spirit of Adventure est sans
équivoque, quand celle du japonais Makoto Shinkai est plus
éthérée.
Les deux films partagent en outre un même souci de l’épure
qui est figuré par une même économie de mots (Carl
s’exprime très peu, très peu d’explications concernant la
tour), de mouvements (Là-Haut
épouse le rythme de son
héros presque octogénaire, multiplication de plans fixes
contemplatifs alternant avec des plans plus brefs pour La Tour… de
sorte que le mouvement naît plus du découpage que de
l’animation pure), des personnages (nombreux lieux de tout protagoniste
et une focalisation sur les trois ados pour La
Tour…, bien que
situé dans un monde perdu, le bestiaire de Là-Haut se
limite à un oiseau fantastique et des chiens « parlants
») qui permet de s’intéresser à l’essentiel, soit
une exploration et un questionnement intimes de sa définition
personnelle du bonheur.
À l’hystérie et au foisonnement érigés en
principes narratifs par nombre de bousebusters afin de masquer
une
hallucinante vacuité, Là-Haut
et La Tour Au-Delà
Des Nuages opposent une richesse graphique et
thématique de tous
les instants.
À LA RECHERCHE DU BONHEUR
Les chutes du paradis et la tour de l’union constituent l’objectif
ultime à atteindre car ils représentent une promesse de
paix. Paix de l’âme pour Carl qui pense ainsi combler le vide
laissé par la perte d’Ellie, paix tout court pour Hiroki puisque
cette tour qui scinde le cadre figure l’obstacle à l’unification
politique de ce Japon uchronique. Et ce monde nouveau (ou perdu) ne
pourra être atteint qu’en faisant correspondre un désir
enfantin avec la réalité. Hiroki tentera coûte que
coûte de tenir son engagement d’emmener Sayuri au-delà de
la tour, le genre de promesse qui n’a de valeur sacrée qu’aux
yeux d’un gamin amoureux de 15 ans. Surtout, Carl sera guidé par
le collage effectué par Ellie alors gamine, représentant
la maison de ses rêves au sommet des chutes, se fiant pour
l’aider dans son expédition à une carte de
l’Amérique du Sud plus que sommaire et qui semble exclusivement
destiné aux enfants. Dans ces conditions, pas étonnant,
c’est même d’une logique déconcertante, que les
héros de Là-Haut
atteignent ce monde fantasmé
dès lors que Russel aura pris en charge le pilotage de la maison
pendant l’inconscience de Carl. À chaque fois, pour parvenir au
but, il faudra suivre ses convictions et son instinct, la technologie
s’avérant soit destructrice (la guerre qui s’annonce dans La
Tour…) soit inutile (Russel laissant involontairement
échapper
son super GPS, un gag aussi hilarant que signifiant).
De sensibilités distinctes, les deux films proposent
néanmoins à leurs protagonistes une quête
similaire, la recherche d’un bonheur perdu et qu’il s’agit de
retrouver. Bien qu’il soit à portée, dans la vie radieuse
passée auprès d’Ellie ou dans la proximité et la
communion spirituelle de Sayuri, Carl et Hiroki ne peuvent se contenter
de souvenirs ou d’une présence évanescente. Pourtant, la
félicité ne sera pas consécutive à la
réalisation d’un but déterminé mais lorsqu’ils
auront enfin lâché prise, soit une fois l’accomplissement
personnel achevé. Celui-ci ne consiste finalement pas à
s’enfermer dans la nostalgie de jours heureux que la recherche d’un
paradis personnel perdu symbolise mais bien à atteindre ce
moment où se confondent les aspirations de jeunesse et
l’expérience acquise par une vie d’adulte.
Jouant sur différents registres, l’humour pour Pixar, le
romantisme pour Shinkai, Là-Haut
et La Tour Au-Delà Des
Nuages génèrent pourtant un
émerveillement
comparable autant que des émotions intenses. Et voir ces deux
films prodigieux constitue un véritable petit bonheur
cinéphilique.