Paul Greengrass, metteur en scène à ré-action
(GREEN ZONE)



photo de Paul Greengrass


Comme l'a cruellement rappelé la rétrospective qui lui était consacrée lors du dernier festival de Gérardmer, le génial McTiernan nous manque. Même remontés ou amputés, ses films enterrent sans mal la concurrence. Et en matière d'action, difficile de se positionner par rapport à l'éblouissant triptyque Die Hard, Last Action Hero, Die Hard 3 - Une journée en en enfer qui en a redéfini les codes. S'il est présomptueux de parler d'héritiers, certains comme les hongkongais, Mann, Bigelow, Mostow, Siri et même par certains aspects Martin Campbell ont compris que filmer l'action ne se résume pas à de l'esbroufe stylistique et/ou une excitation épileptique mais est intrinsèquement lié à l'évolution narrative du récit et à la volonté personnificatrice de son héros. Et dans ces registres là comme dans la manière d'enregistrer les mouvements de ces héros, Paul Greengrass est sans doute à l'heure actuelle celui qui peut se revendiquer d'un héritage mctiernien mais sans jamais le singer vainement puisque le Britannique ne se départit pas d'une vision personnelle.


LES JOURS ET LES NUITS DE L'HOMME D'ACTION

En 1995, avec Die Hard 3 - Une Journée en enfer, John McTiernan redéfinit déjà la manière de filmer l'action avec près de dix ans d'avance. Il utilise une caméra portée plus mobile pour suivre le périple de McClane et Zeus dans les rues de New-York, une façon pour le réalisateur de replacer son héros dans l'environnement dont il est issu. McClane est un flic, un représentant de l'ordre, on peut même dire de la population puisque ce premier maillon de la justice est en prise directe avec le terrain et ses préoccupations les plus populaires.  McT. abandonne les hauteurs du Nakatomi Plaza et ses yuppies poudrés et friqués pour retourner sur le bitume. S'il conserve sa fluidité et sa maîtrise, McTiernan délaisse partiellement sa construction de lignes de fuite géométriques pour suivre au plus près McClane. Le choix d'une manière de filmer rappelant un reportage pris sur le vif est parfaitement cohérent et s'inscrit pleinement dans le processus, après Piège de cristal et Last Action Hero, de ramener l'action-man iconique dans la réalité : toujours capable d'exploits et d'abnégation mais désormais au prix de meurtrissures physiques de plus en plus conséquentes (voir dans quel piteux état le cow-boy McClane finit le métrage !). Un retour à l'organique salutaire mais qui ne sera pas vraiment suivi d'effet. Michael Bay tentera bien de reprendre le flambeau d'une réalisation personnificatrice mais là où McTiernan utilisait ses outils pour définir l'évolution de son héros, le poulain de Jerry Bruckeimer ne conservera les motifs techniques que pour les pousser à leur paroxysme (surdécoupage incompréhensible, shaky-cam) et verser dans la frénésie hystérique. Si Rock, en 1996, est encore regardable, dès Armageddon en 1998, puis Bad Boys II pour aboutir à la bouilla-baise (non, la seule faute, de goût, est faite par Bay et sa propension à la vulgarité la plus crasse et racoleuse) Transformers, il vaut mieux se munir de collyre pour soulager des rétines en surchauffe.
Précurseur fantastique, la démonstration magistrale de McTiernan ne commencera à être assimilée qu'en 2001 puis 2002 et qui plus est pour les besoins de séries télé puisque 24 Heures chrono (Robert Cochran et Joel Surnow) et The Shield (Shawn Ryan) en appliqueront et développeront les principes pour emboîter le pas de X-Files et proposer un renouveau de la fiction télévisuelle en y appliquant un régime purement cinématographique : split-screen, caméra à l'épaule, décadrages, mouvements d'appareils en lieu et place d'un classique champ/contre-champ, zooms, retour de la profondeur de champ... tout est fait pour susciter et souligner le sentiment d'urgence imprégnant le récit. Les instigateurs de ces programmes démontrent leur intelligence en parvenant à dépasser l'effet stylistique pour servir en premier lieu leur propos et leur narration.


LA RECONQUÊTE

McTiernan prématurément sur la touche, la dernière décennie aura vu ce genre si prisé au cinéma dans les années 80/90 se refaire une santé à la télé avec d'explosives séries, tandis que dans les salles obscures, l'accélérateur était poussé à bloc au détriment de la plus élémentaire grammaire cinématographique. À croire que les Bay, Neveldine, Taylor (ces derniers étant les responsables des infâmes purges Hypertension I et II) et consorts ont pris comme un précis de réalisation la déconstruction absurde et sublime de Rollerball, remisant sa virulente critique d'un système violent et de son esthétique. Quant à Wiseman, improbable successeur (fossoyeur ?) sur Die Hard 4 - Retour en enfer, il utilise volontiers de multiples appareils en mouvement (voitures, hélicos, semi-remorque, avion de chasse...) pour tenter de construire ses plans quand McTiernan n'a besoin que de mouvements d'appareils (zoom, caméra à l'épaule, travelling rapide, etc.) pour édifier ses cadres et tracer de nouvelles trajectoires (physiques pour ses héros ; cinématographiques pour son cinéma).
En l'absence de frontières à conquérir, à repousser ou à protéger désormais l'enjeu réside principalement dans les nouvelles trajectoires à faire emprunter au héros pour recouvrer une liberté d'action au sein d'un monde devenu réseau (financier, de surveillance, d'information). À ce petit jeu, les réalisateurs de l'ancienne colonie britannique tels que Woo, Hark, Lam, To ou Yau Na-Hoi et son remarquable Filatures (chroniqué dans le numéro 12 de Versus) démontrent avec brio leur maîtrise opératique.
Au confluent de cette nouvelle donne se trouve le réalisateur britannique Paul Greengrass qui parvient à reproduire une sensation de réel non plus exclusive de la fiction mais appliquée à des enjeux narratifs majeurs parfois discursifs. Autrement dit, le journaliste de formation utilise des effets de montage et de découpage renvoyant à une forme de reportage sur le vif (son travail pendant dix ans sur les programmes documentaires World in Action l'aura aidé à polir son style) pour raconter une histoire et assujettir ses expérimentations esthétiques à la vision politique d'évènements historiques (Bloody Sunday, Vol 93), à l'évolution de son héros (Jason Bourne, Roy Miller dans Green Zone) et surtout projeter le spectateur au cœur de l'action (ses cinq derniers films).

visuel de 'Bloody Sunday'

Véritable choc esthétique et politique, Bloody Sunday obtint l'Ours d'Or au festival de Berlin en 2001. Bien que les faits soient connus (U2 en tirera l'un de ses tubes interplanétaires), Greengrass en donne une vision nouvelle et surtout authentique grâce à un admirable travail de re-création. Il va plonger les spectateurs dans l'enfer de cette journée du 30 janvier 1972 pour en livrer une version terriblement objective puisque Greengrass prend en compte les points de vue de tous les participants que ce soit les manifestants, les membres de l'I.R.A, ceux des commandos de parachutistes, de l'armée britannique ou du député Cooper et de ses acolytes.
Dimanche 30 janvier 1972, Derry, Irlande du Nord. Malgré l'interdiction des manifestations décrétée par le gouvernement unioniste, le député Ivan Cooper a organisé une marche pour l'égalité des droits entre catholiques et protestants. Conscient du défi que représente le rassemblement, il est farouchement déterminé à ce que tout se passe sans heurts. De leur côté, les forces de l'ordre britanniques sont sur le pied de guerre. Les autorités ont en effet annoncé qu'elles ne tolèreraient aucun débordement. Une fermeté qui s'est traduit par l'envoi d'une unité de paras, chargée d'arrêter un maximum de fauteurs de troubles... Une marche pacifique réprimée par des tirs à balles réelles sur la foule. Treize manifestants sont tués. La journée prend le nom de Bloody Sunday et le pays sombre dans la guerre civile.
Greengrass déploie déjà dans ce film une grande virtuosité qui se manifeste d'emblée par un montage parallèle des conférences de « guerre » ouvrant le métrage. D'un côté les autorités rappellent l'interdiction de tout rassemblement contestataire et réaffirment leur intransigeance (on comprend à demi-mots que lé répression physique sera employée) et de l'autre le révérend et député Ivan Cooper confirmant qu'une marche pacifique aura bien lieu. Grengrass instaure ainsi un climat de tension maximal grâce à ce montage à la limite du split-screen opposant les deux parties dans l'expression d'une idéologie comme dans l'espace : l'alternance des plans entrecoupés des cartons présentant les crédits du film donne l'impression que les protagonistes débattent dans le même lieu, les paroles, un regard, un geste semblant se répondre jusqu'au placement des personnages de chaque côté du cadre. Greengrass adaptant, renouvelant, la méthode similaire adoptée par McTiernan lors des échanges radio de Die Hard. Cette zone d'échanges que le réalisateur délimite au moyen d'un lien formel, si elle ne présage d'aucune entente à venir, pose néanmoins l'hypothèse d'une communication encore possible entre les insurgés irlandais et l'occupant anglais. Une voie que le reste du film démolira effroyablement en montrant l'incapacité de Cooper à désamorcer les tensions entre les diverses factions (les combattants de l'I.R.A, l'armée régulière, les jeunes manifestants trop fougueux, les commandos) et que Grengrass illustrera remarquablement grâce à sa caméra à l'épaule dépeignant et multipliant les différents points de vues sur l'événement, la caméra se faisant plus mobile et heurtée à mesure que tout échappe au contrôle du politique (on voit Cooper courir d'un point du cortège à un autre en pure perte) jusqu'à l'explosion de violence lorsque les commandos ouvrent le feu sur les manifestants désarmés, prétextant répondre à des tirs essuyés. À l'instar de De Palma, Greengrass politise ses images puisque s'il les morcelle pour donner une vue d'ensemble objective (à la différence notable que pour le héros depalmien, il faut, en sus, traquer l'image/voix/son fantôme ou manquante), il faut parvenir à les collecter et les assembler pour enfin les maîtriser (pour exemple le plus évident, Snake Eyes). Or, le révérend échoue dans cette entreprise, les militaires donnant aux médias leur propre version des faits (version qu'il faudra corroborer en s'entendant sur un même discours) pendant qu'il est occupé à constater les dégâts en recouvrant les cadavres de ses camarades. Et Greengrass de terminer son film sur le constat d'échec du député Cooper et de sa coalition s'exprimant face aux journalistes dans la même pièce que dans la séquence introductive sauf que cette fois, il n'y a plus de contrepoint monté en alternance. Ce dernier discours vient conclure un agencement de séquences montrant le débriefing des soldats, les félicitations du Général pour la pondération avec laquelle ses troupes sont intervenues, les regards perdus dans le vide d'autorités ayant réagi trop tardivement et enfin les jeunes irlandais patientant dans une file pour récupérer une arme et venir grossir les rangs de l'I.R.A. Le réalisateur entérine ainsi la scission de deux régimes d'images (occupation belliqueuse du terrain contre une défense progressiste d'un territoire) pourtant soumis à un même rythme formel et signifie une réconciliation désormais inconcevable comme la fin d'un certain idéalisme.


DES INFORMATIONS

Le principal motif qui animera la filmographie de Greengrass depuis 2002 est donc le trop plein d'informations difficilement canalisables et analysables en temps de crise (Vol 93) ou en temps de guerre (Green Zone) et lorsqu'il s'agit de reconstruire une psyché en miettes (La Mort / La Vengeance dans la peau). Quand la multiplication des informations conduit à la désinformation.

visuel de 'Vol 93'

Avec Vol 93, Greengrass, au-delà de l'hommage sincère aux victimes des attentats du 11 septembre 2001 et plus précisément aux passagers du vol d'Atlantic Airlines ayant lutté pour empêcher leur avion de s'écraser sur le Capitole, il s'agit là encore de rendre compte, par un morcellement de l'action, de la confusion catastrophique engendrée par la profusion de sources d'informations (visuelles ou sonores) que personne ne sera capable de réorganiser et moduler à temps (le responsable de l'aviation civile demandant à plusieurs reprises où se trouve l'officier de liaison, retardant de fait la moindre coordination avec l'Armée). Cette fonction de réorganisation des sources est censé être le boulot du journaliste et Greengrass, de part sa formation initiale dans le métier, va l'appliquer à ses fictions, n'hésitant pas à remettre en cause les manquements de la profession mal préparée à couvrir le sujet (le journaliste aiguillé par Bourne dans la gare ferroviaire dans La Vengeance dans la peau) ou dont le laxisme et la lâcheté vont faciliter la manipulation de l'opinion publique (Lawrie Dayne dans Green Zone dont les articles pour le Wall Street Journal couvriront les mensonges d'Etat). Greengrass y substitue donc sa caméra pour combler ces lacunes et tenter de proposer une version conforme à la réalité que les témoignages corroborent et ont permis de façonner (Bloody Sunday et donc Vol 93) puisque aucune image, qu'elle soit documentaire ou télévisuelle n'existe ou n'est pas soumise à caution.
Une fois démontré l'impuissance des différents services (tour de contrôles, armée, aviation civile...) à endiguer les détournements successifs, l'action se concentrera entièrement autour du microcosme constitué par les passagers du vol 93 qui figurent l'agitation extérieure mais se retrouvent cette fois-ci directement confronté à la menace terroriste. Les relais de communication dans la carlingue sont réduits mais n'empêchent pas les difficultés à recouper l'information (est-il mort ou seulement blessé ? Combien de terroristes ? Qui pilote ?... autant de questions fondamentales que l'on peut sans peine tirer de la tragédie de Derry en 1972). Dès que le danger se révèle, la caméra semble répondre au mouvement de panique général par une agitation soudaine sans pour autant perdre en lisibilité. Jusque là, la réalisation se montrait énergique mais assez sage, le montage, les zooms sur les visages permettaient de saisir avant tout leur réaction (stupéfaction, incompréhension, interrogation, etc.) face aux événements. Maintenant, il s'agit de passer à l'action. Le réalisateur va user de ses procédés familiers (et initiés par Mc Tiernan), décadrages, zooms, travelling rapides, chaque mouvement d'appareil matérialisant une émotion (bien évidemment porté à son paroxysme dans les aventures de Bourne) et prendre le soin à chaque fois de définir la position de chacun dans le cadre donc au sein de  la narration. Pour Greengrass, être au cœur de l'action revient à se trouver au plus près de l'information. Et l'on pourra agir avec d'autant plus d'efficacité que la distorsion sera la moins importante. En effet, le détournement est d'abord envisagé du point de vue des terroristes puis un basculement s'opère vers les victimes dès lors qu'elles établissent le rapport entre les preneurs d'otages et la chute du World Trade Center, ce qui va leur permettre de définir (pas assez rapidement cependant) un plan d'action. Le film et son finale sont d'autant plus tétanisants que l'épuisement du factuel et d'une action en temps réel donne lieu au retour d'une émotion primitive, voir à ce propos la riposte des passagers se ruant désespérément sur leurs assaillants avant que tout ne s'achève par un écran noir.
La réunion et l'agencement de ces informations parcellaires sont donc déterminants et représentent l'enjeu majeur des deux films consacrés à l'ex-agent secret Jason Bourne.

visuel de la saga Jason Bourne

Si cela concerne en premier lieu la quête identitaire de l'agent amnésique, c'est également le cas des différents services de la C.I.A traquant le fugitif. La recherche et l'exploitation du moindre renseignement régissent ainsi l'action autant que les manipulations à déjouer.
Le credo de Greengrass est ici de donner le maximum d'informations en un minimum de temps sans pour autant perdre le spectateur. C'est là où l'on voit la maîtrise formelle du réalisateur dont les brusques mouvements de l'image ne sont pas dû au hasard puisqu'ils permettent de saisir un élément (un geste, un regard, un objet que l'on prend ou que l'on transmet) déterminant pour la compréhension de l'action. À ce titre, les corps à corps filmés en plans serrés et surdécoupés décuplent les sensations de vitesse et d'excitation tout en restant compréhensifs bien qu'à l'extrême limite de la lisibilité. Jason Bourne est pratiquement assimilé à une machine, un supercalculateur pouvant analyser presque instantanément une situation donnée pour y échapper ou la retourner à son avantage (à l'instar des protagonistes-caméra de Filatures de Yau Na-Hoi, Bourne pouvant être considéré comme un Eye in the sky, le titre original du film, mais avec une mobilité accrue). Une aptitude que Guy Ritchie tentera d'imprimer à son récent Sherlock Holmes mais dans le seul but de justifier des ralentis aussi spectaculaires qu'inutiles. Bourne arrive donc à assimiler et utiliser toutes sources d'informations. La plongée au cœur de l'action à ses côtés est aussi le meilleur moyen pour Greengrass d'obliger le spectateur à retrouver une certaine dextérité physique (sollicitation extrême de l'œil) comme intellectuelle (que faire de toutes les informations ingurgitées ?), soit une éreintante mise en abyme puisque c'est à une transformation similaire que doit parvenir Bourne pour survivre.
Les effets de réel que le réalisateur impose à ses images, à la fiction, illustre sa volonté de témoignage authentique comme celle d'extraire la moindre parcelle d'humanité refoulée sciemment (la révélation sur la programmation de Bourne est estomaquante et s'avère une parfaite adaptation du trauma habitant le plus griffu des mutants, Wolverine) ou par les circonstances.

visuel de la saga Jason Bourne

Le diptyque mis en scène par Greengrass est à ce point maîtrisé et évolutif, ces deux films tellement complémentaires que l'on peut aisément s'affranchir du premier épisode, La Mémoire dans la peau, de Doug Liman pour apprécier.
Greengrass n'esthétise pas à outrance la violence. Au contraire, tous ses films questionnent son recours. Si elle peut s'avérer nécessaire pour retrouver une plus grande liberté d'action (Vol 93, La Mort dans la peau), elle est plus souvent condamnable et condamnée dans le cadre d'une action politique pacifiste (Bloody Sunday) ou non puisque dans Green Zone, la recherche pour déterminer l'existence décisive des armes de destruction massive entraîne une violence menant littéralement dans l'impasse faute d'avoir su prendre en compte toutes les perspectives (le point de vue déterminant de Freddy, l'Irakien aidant Roy Miller dans sa quête). Surtout, Greengrass ne se contente pas d'appliquer une recette formelle à succès (bien mal reprise par ailleurs, notamment dans le Quantum of Solace de Marc Forster) mais l'éprouve pratiquement à chaque séquence d'action des aventures de Bourne puisque la manière de filmer son héros en action va imperceptiblement changer à mesure que ce dernier prend conscience de l'ampleur des manigances dont il est l'objet. Si au départ de La Mort dans la peau il ne fait que réagir aux tentatives d'assassinat et de neutralisation, il va peu à peu reprendre en main le cours des événements, donc de l'action, passant d'une position de chassé à celle de traqueur. Et même de manipulateur comme le brillant La Vengeance dans la peau le démontre. Le contrôle croissant des contingences, soit pour lui l'ordonnancement des images, va lui permettre de revenir enfin à la source qui a fait de lui cette machine à tuer. Ainsi, la poursuite dans la gare de Waterloo propose une remarquable triangulation des points de vues dont la configuration va évoluer au sein de la même séquence. On passe ainsi d'un dispositif journaliste / Bourne / caméras de surveillance contrôlées par la C.I.A à l'équation Bourne + journaliste tentant d'échapper au repérage des caméras mais pris dans le viseur d'un tueur embusqué. Cette définition de l'espace d'action rappelle furieusement McTiernan. Il est dommage que Greengrass ne parvienne pas à retrouver complètement cette maestria lors de la poursuite sur les toits de Tanger, encore moins au cours de la course-poursuite finale en voiture, préférant plonger plus sûrement le spectateur dans l'abstraction sensitive, seule capable de dépeindre le chaos émotionnel et mémoriel étreignant Bourne à mesure qu'il touche au but. De même Greengrass touche aux limites de son cinéma lors de la poursuite concluant Green Zone, la confusion spatiale domine (traduisant là encore l'état d'esprit du héros Roy Miller) malgré le recours à un repère visuel et sonore (l'hélicoptère enregistrant et traquant depuis le ciel les déplacements des divers protagonistes) pour situer chaque partie, faisant baisser l'excitation et la tension par manque d'une totale compréhension.
Mais l'enjeu décisif qui fait la valeur de La Vengeance dans la peau est la manipulation dont Bourne est le sujet et qu'il va en partie retourner pour entraîner les bureaucrates dans le réel. Pour ce faire, il va leur couper tout moyen de localisation à distance, les obligeant à quitter leur place derrière un écran pour pénétrer sur son terrain d'action à la recherche des infos qu'ils n'ont plus (où se cache t'il ? Dans quelle direction se dirige t'il ?, etc.). Cela commence donc à la gare où Bourne parvient à se jouer des caméras comme des agents disséminés autour du site, puis à Tanger, la C.I.A aura des données exclusivement sonores par le biais de micros et autre récepteur-émetteur, enfin de retour à New-York, Bourne les manipulera complètement en utilisant là encore les informations partielles (plus d'images, seulement le son de sa voix) qu'il transmettra au travers de son téléphone cellulaire.
Plus important qu'une vengeance fantasmée dans le titre du film ou le besoin d'assouvir la connaissance de ses origines, Bourne avant de sauter du toit pour plonger dans les eaux saumâtres de l'Hudson aura réussi au terme de son parcours à instiller le doute dans l'esprit du super agent collé à ses basques en qui il reconnaît un frère d'armes lobotomisé.


ANTI-BUSH

Manipulation, doutes, désinformation, action, thriller, paranoïa, fiction politiquement engagée... tous les motifs précédemment extraits se retrouvent dans le nouveau film de Paul Greengrass en salles depuis le 14 avril 2010, Green Zone. Le réalisateur opère une nouvelle combinaison de ces éléments pour livrer un film captivant bien que le « secret » entourant l'existence des armes de destruction massive en possession de Saddam Hussein soit depuis longtemps éventé. Tout comme pour Bloody Sunday dont la fin tragique nous était déjà connue.

visuel de 'green Zone'

S'appuyant sur un scénario écrit par Brian Helgeland et inspiré du livre de Rajiv Chandrasekaran Imperial life in emerald city, Green Zone s'échine à suivre les pas de Roy Miller, sous-officier à la tête d'une unité envoyée en Irak en mars 2003 au lendemain de la chute de Saddam Hussein pour mettre à jour les armes de destruction massive qui ont conduit les Etats-Unis à envahir le pays. Mais à force de ne rien trouver sur des sites dont la sécurisation entraîne de nombreuses pertes humaines, Miller va émettre quelques doutes sur l'existence de ces armes et surtout remettre en question les sources d'informations qui les envoient quotidiennement au casse-pipe. Dans le rôle de ce militaire dont la candeur n'a d'égale que la ténacité, on retrouve Matt Damon pour la troisième collaboration entre le réalisateur et sa star après les envolées bourniennes. Ce n'est pas vraiment Jason Bourne en Irak puisque Grengrass propose moins d'action et de poursuites frénétiques et se concentre sur les manœuvres politiques entourant l'instauration de la démocratie. Comme l'était Jason Bourne, Roy Miller est l'alter-ego de Greengrass et lui fait donc partager son désir de comprendre les véritables enjeux de l'occupation américaine. Miller va donc se retrouver entre plusieurs feux alimentés par le bureaucrate Clark Poundstone (Greg Kinear), l'agent de la C.I.A Martin Brown (Brendan Gleeson), la reporter Lawrie Dayne (Amy Ryan), le général Al-Rawi (Yigal Naor) et le régional de l'étape Freddy (Khalid Abdalla, présent en tant que leader des preneurs d'otages du Vol 93). L'intrigue va se nouer autour d'un livre dévoilant les repaires du Général Al-Rawi, personnage-clé pour valider l'existence réelle de ces maudites armes. Comme vu précédemment, le but significatif pour Miller réside dans sa capacité à ordonner convenablement les informations recueillies afin de lever les derniers doutes et sauver ce qui peut l'être. Plus que dans aucun autre de ses films, Greengrass nous plonge au cœur du chaos guerrier mais surtout informel puisque la seule arme véritablement difficile à dévoiler est la vérité. Ici, nous nous trouvons à l'épicentre de la distorsion de l'information qui aura engendré tant de désastres humains et politiques. Un mystérieux informateur nommé Magelan aurait donné de précieux renseignements à l'administration américaine concernant les armes, informations reprises par la journaliste Dayne qui n'a pas pris le temps de les vérifier avant publication et qui de fait justifièrent l'intervention en Irak, Poundstone quant à lui manœvre ses pions pour éliminer un témoin gênant (le général AL-Rawi) et faciliter l'installation au pouvoir du dirigeant fantoche censé prendre les rênes de la nation…Autant d'embûches que Miller et son allié Freddy devront dépasser pour pouvoir enfin agir.
Sans atteindre le niveau d'implication du remarquable Démineurs, Green Zone demeure haletant alors qu'il n'y a aucune révélation fracassante à attendre. On le doit au talent de Greengrass qui depuis 2002 s'est forgé un style puisant au génie de McTiernan. S'il lui reste quelques étapes à franchir pour l'égaler (mais est-ce seulement envisageable ?), il n'en reste pas moins qu'il se montre déjà d'une redoutable efficacité tant la mise en œuvre des actions les plus spectaculaires sert à merveille un discours engagé, que se soit au sein de fictions-documentaires ou a priori purement récréatives.
Au bout de pratiquement deux heures de péripéties, Roy Miller aura, comme Jason Bourne en deux films, recouvré une certaine lucidité. Greengrass est définitivement un réalisateur sur qui se fier et compter. En cinq films il aura démontré que l'action est aussi un excellent moyen d'éveiller et de retrouver une forme de conscience politique.


Nicolas Zugasti


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