Complément au dossier
« caméra embarquée & esthétique docu-fiction »
(VERSUS N° 13)


photos de 'The Bedroom' & 'Réincarnation'


Comme l’a brillamment expliqué le dossier « Caméra embarquée » du numéro 13 de votre revue préférée, Le Voyeur de Michael Powell a marqué et influencé de manière profonde le cinéma hollywoodien. Il a également permis d’alimenter l’obsession de certains réalisateurs (De Palma, Antonioni...). Si les diverses analyses concentrent leur attention sur le cinéma occidental, il convient de ne pas occulter la partie la plus orientale de cet art et notamment le Japon, où le chef-d’œuvre de Powell semble avoir infusé une large part du cinéma underground et expérimental et plus singulièrement sa frange la plus extrême. Un thème du voyeurisme qui n’est plus seulement l’apanage de fictions mais également au centre d’œuvres artistiques bien réelles.


Bienvenue dans le monde merveilleux des « Pink Eiga » (films porno japonais !) où au-delà de scènes trash les réalisateurs se montrent inspirés, profitant de cet espace de liberté peu commun dans une société à l’extrême rigidité morale pour expérimenter de nouvelles formes d’expression et verser abondamment dans la critique des comportements sociaux.
Et c’est par l’entremise et la prédominance du motif de la « caméramateur » (© Fabien Le Duigou) que Hisayasu Sato se consacre aux problèmes de communication si présents au Japon et plus largement dans nos sociétés industrialisées. En n’envisageant plus la réalité qu’à travers un regard mécanique, Sato fait de ses personnages des représentants de la génération otaku et hikikomori (individus se repliant sur eux-mêmes et s’isolant de la société). Voyeurisme, violence, souffrance, sexualité déviante... autant de thèmes parcourant une filmographie pour le moins iconoclaste.
Tout comme chez Wakamatsu (Quand l’embryon part braconner), autre grande figure du pink eiga, pour Hisayasu Sato aussi la violence et le sexe sont intrinsèquement liés. Et il l’illustrera dans des œuvres si extrêmes qu’elles n’auront connu qu’une diffusion confidentielle et underground. De fait, peu d’analyses ou même d’infos sur cet auteur sont exploitables. Seul l’ouvrage de Julien Sévéon Le Cinéma enragé au Japon propose un large et complet panorama (des pink eiga à la vague cyberpunk représentée en partie par Shinya Tsukamoto et Sogo Ishii) de ce cinéma autre et dont les principales informations sur les films de Sato sont ici extraites.



PORNO CHOC

photos de 'Naked Blood'


Bien qu’ayant débuté sa carrière en 1985 et fort d’une cinquantaine de films dans la décennie suivante (1985-1996), c’est avec Rewin (1988) que Sato exprime pour la première fois une thématique qui deviendra récurrente par la suite : la violence sexuelle perçue à travers un prisme machinique et favorisant le détachement et l’enfermement mental. Ainsi, le film aborde frontalement la légende urbaine des snuff movies en proposant une version radicale du film de Powell puisqu’ici le tueur utilise une caméra à laquelle il a ajouté près de l’objectif un couteau, lui permettant d’être au plus près des souffrances qu’il inflige.
En 1991, Turtle vision met en scène un jeune homme nommé Eiji, obsédé de la vidéo, qui passe son temps à filmer des gens en train de copuler dans des lieux louches. Une nuit, il tombe sur une lycéenne qui se prostitue. Un homme ne tarde pas à la ramasser et le caméraman se met à suivre le couple. Alors que l’homme s’active, la jeune fille sort un cutter et lui crève les yeux. Choqué, Eiji se met cependant à suivre Saki lors de ses virées nocturnes. Cette dernière souffre d’une sorte de crise de la personnalité qui trouve son origine dans le viol collectif dont fut victime sa grande sœur et que son petit ami terrorisé préféra filmer. Eijji usera d’une méthode particulière pour soigner Saki, la thérapie vidéo. Symptomatique d’une jeunesse à la dérive, le personnage du jeune cinéaste refuse d’affronter la réalité avec ses propres yeux, ne la regardant plus qu’au travers du viseur d’une caméra et illustre une caractéristique déviante de l’otaku qui se créé un espace exclusif du monde extérieur.
Dans son film suivant, Sato s’attaque au voyeurisme à proprement parler. The Bedroom (1992) est une pièce dans laquelle ne se trouve qu’un lit et un énorme écran où Kyoko travaille. À l’aide d’une drogue, elle tombe dans une sorte de coma et laisse les clients de l’endroit venir réaliser leurs  fantasmes avec son corps. Lorsque sa propre sœur et une autre de ses collègues sont assassinées, Kyoko décide de mener son enquête et de comprendre ce qu’il se passe véritablement dans cette pièce. Le spectateur est un voyeur et Sato met en exergue cette position en faisant de nombreux plans en caméra subjective, en particulier lorsque ce sont par leurs yeux que nous voyons les clients caresser le corps de Kyoko. L’omniprésence de caméras de surveillance et d’écrans vidéo amplifient l’impression d’être observé, tout aussi bien pour les personnages que pour le spectateur vers qui la caméra est plusieurs fois braquée. Le malaise ne vient plus forcément des images vues mais bien de la possibilité d’être vu en train de les regarder.
À l’instar d’autres cinéastes avant lui, Sato abordera la question sinon du pouvoir des images, du moins de leur influence. Kyrie Eleison (1993), est une détective qui passe le plus clair de son temps à enregistrer des preuves de relations adultères pour ses clients. Un jour, elle reçoit une cassette dont les images mi-hypnotiques, mi-psychédéliques vont chambouler sa sexualité et la pousser dans une folie homicide.
Puis avec Night of the anatomical Doll (1996), il traite d’une jeune femme emménageant dans un appartement, ce qui provoque l’intérêt de son voisin qui ne tarde pas à installer un système très sophistiqué de micros qui lui permet de saisir le moindre de ses souffles. Sato transforme l’aspect parasitaire d’une telle relation en sorte de symbiose parfaite : lorsque la jeune femme se met à faire des rêves étranges, sexuels et violents, son voisin ne tarde pas à les faire également.
Enfin, et toujours en 1996, Hisayasu Sato opérera une parfaite synthèse de ses œuvres précédentes avec le controversé Naked Blood qui, au vu de ce qui a précédé, vaut bien plus que sa réputation de film trash et gore. Un film qui traite d’une drogue qui transforme la douleur en pur plaisir et où les protagonistes ne perçoivent plus la réalité qu’à travers le biais technologique.
Ainsi, tandis que le jeune inventeur de la drogue filme le résultat de ses expérience sur trois patientes, sa mère s’enferme devant sa télé pour regarder des images de son défunt mari. Ce dernier est envisagé comme toujours présent puisqu’il apparaît à l’écran.
Incapables de faire face au monde réel, les personnages de Sato (et le réalisateur lui-même) préfèrent s’enfermer dans une sorte d’univers parallèle. L’œil de la caméra leur permet aussi bien d’observer en toute tranquillité que de transformer le monde qui les enveloppe selon leurs désirs. 



CINÉMA 3.0 ?

photos de 'Naked Blood'


Toujours au Japon mais cette fois-ci dans le domaine de l’horreur pure, le film de Takashi Shimizu (Ju-on) Réincarnation (2006) traite également de la réalité parasitée par la matière filmique. Une équipe de tournage se rend dans un hôtel abandonné afin de tourner un film sur les événements ayant ensanglantés les lieux 35 ans auparavant, le massacre de onze personnes, dont ses deux enfants, par un professeur d’université armé d’un couteau et de sa caméra super 8. Les acteurs engagés s’avèrent être des réincarnations des protagonistes du drame. Une mise en abyme plutôt habile et qui sait ménager des séquences vertigineuses lorsque les plans en caméra subjective alterneront entre vision de la victime et du tueur et conduiront à une indifférenciation entre film dans le film, réalité et réminiscences du passé. Surtout, la peur naîtra du son provoqué par le défilement de la bobine utilisée par le psychopathe. Une peur qui ne provient plus seulement des images produites mais du procédé de cinéma lui-même.

Plus qu’un effet de style gratuit, le motif de « caméramateur » permet de transcender le récit filmique et remettre en cause  la perception de la réalité. Il permet en outre de questionner notre rapport à l’image et de mettre en évidence des comportements divergents et parfois extrêmes. Plus uniquement circonscris à la fiction, il s’invite dans le champ culturel bien réel.
Ainsi, Michèle Teran, une artiste canadienne, pirate les ondes des caméras de vidéosurveillance installées dans des supermarchés, parkings ou restaurants et les projette en direct lors de séances de cinéma gratuite en plein air. Un dispositif d’abord fictionnel qui s’impose dans la réalité à travers un troublant effet miroir provoqué par la capture et la rediffusion d’images initialement enregistrées par les propriétaires de ces établissements. Les passants découvrant des films dont ils sont les « acteurs » à leur insu. Ces projections révèlent aussi bien la vacuité de telles images comme la méfiance des propriétaires des lieux envers leur clientèle. Comme l’explique l’artiste « Il y a finalement très peu d’espaces dans lesquels on peut juste rester. Il faut généralement être en mouvement et consommer. » Les images ainsi libérées par Michèle Teran figurant l’absurde transparence préconisée par nos sociétés contemporaines.

Considéré comme un registre narratif à part entière, ce procédé technique se retrouve désormais dans notre réalité bien concrète. Pour mieux, à terme, la reformuler ?


Nicolas Zugasti



The Bedroom de Hisayasu Sato.




Teaser de Naked Blood, de Hisayasu Sato.




Introduction de Naked Blood.




Bande-annonce de Réincarnation, de Takashi Shimizu.